L’Espagne et ses sombres pages franquistes sortent de l’ombre depuis quelques semaines. Hasard de l’actualité, de la mouvance des choses, de la destinée des êtres… Toujours est-il que trois évènements récents ont un lien direct avec la guerre d’Espagne (1936-1939) et ses conséquences politiques (instauration du régime de Franco).
D’abord la mort de Jean Ferrat. L’auteur de « La Montagne » ne s’est pas contenté de fredonner des chansons bucoliques. Il a été un admirable défenseur des textes d’ Aragon !
Or Aragon (bien que français né à Neuilly) porte le nom d’une province espagnole génialement reprise dans une chanson de Boby Lapointe (en lien avec une autre province appelée Castille). De plus, comme directeur du journal « Commune » il maintiendra une ligne d’édition proche de la mobilisation pour la défense de la République Espagnole.
Par ailleurs, dans Le Crève-coeur, Louis Aragon a donné à l’un des poèmes le nom de « Santa Espina ». Il s’agit du titre d’une sardane considérée par les Catalans, depuis la Guerre civile espagnole, comme leur deuxième hymne national, après Els Segadors. Et tout est dit quand j’ajouterai que la Santa Espina fut interdite sous le régime du général Franco !!
Donc Ferrat a chanté Aragon mais a aussi chanté ses propres œuvres (paroles et musique) parmi lesquelles « Federico Garcia Lorca ». L’avant dernière strophe de cette admirable chanson est :
Et vous Gitans, serrez bien vos compagnes
Au creux des lits chauds
Ton sang inonde la terre d'Espagne
O Federico
Au creux des lits chauds
Ton sang inonde la terre d'Espagne
O Federico
Lorca, poète de la liberté, a été froidement abattu par les franquistes dès le début de la guerre d’Espagne. Ferrat fait encore référence à cette âme dans la chanson « Un jour, un jour » (texte de Aragon) où il est dit :
Et cette bouche absente et Lorca qui s'est tu
Emplissant tout à coup l'univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu'on tue !
Ainsi, en écoutant en boucle les mélopées du retraité ardéchois, ai-je mesuré l’impact qu’avait eu la guerre d’Espagne sur l’inspiration du poète.
La seconde plongée dans l’histoire franquiste relève aussi d’un décès : celui de Juan Antonio Samaranch. Cet homme, né à Barcelone en 1920, a été le Président du CIO (Comité International Olympique) de 1980 à 2001 ! Un très long règne ! Très long règne durant lequel il a cherché à occulter un passé pas très glorieux.
En effet, il adhère en 1955 à la Phalange ! Il s’agit, ni plus ni moins que de la fraction fasciste du Movimiento. Le Movimiento représenta le seul et unique parti politique autorisé par Franco entre 1937 et 1976. Aussi, dire que Samaranch n’est pas insensible à la politique du Caudillo relève de la litote !!
En 1961, Samaranch est ministre des sports. En 1962, il prend la tête du Comité olympique espagnol. En 1966, il entre au CIO. Ses détracteurs, plus tard, vont ressortir une vieille photo des familles : on le voit, agenouillé, devant Franco : il prête serment en uniforme du Mouvement !! Ah, la belle époque où le vêtement militaire seyait tant ! Franco, quel port !!
La mort du grand patron du CIO fait donc ressortir les vieux dossiers franquistes.
Enfin, un troisième élément de l’actualité nous renvoie dans les fanges de l’époque de Franco. Il est de nature juridique et mesure l’ampleur de l’ignominie du régime qu’a cautionné Samaranch !
A Madrid mais également dans une dizaine d'autres villes d’Espagne, de nombreux manifestants ont défilé samedi 24 avril 2010 en signe de soutien au juge Baltasar Garzon. Ce magistrat qui avait fait arrêter l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, est inculpé pour avoir outrepassé la loi d'amnistie !
Et oui, le magistrat est poursuivi pour avoir voulu enquêter sur les crimes du franquisme, en violation de la loi d’amnistie générale votée deux ans après la mort de Franco…
En Espagne, après la mort du Caudillo, ses petits copains ont tout fait pour ériger un arsenal juridique qui blanchit les pires atrocités commises entre 1936 et 1975 ! Le pays de Cervantès refuse de regarder son passé en face ! La loi de 1977 verrouille l’Histoire comme un maton enferme le condamné dans sa geôle nauséabonde.
Cette loi d’amnésie va servir de prétexte à trois groupuscules d’extrême droite, dont la Phalange sus nommée pour porter plainte pour prévarication (instruire en sachant l’enquête contraire au droit) contre le juge Garzon ! Le comble !!
Mais comme la France a enfin reconnu son implication dans la déportation des Juifs (discours de notre cher Jacquot), le voisin espagnol a suffisamment de maturité pour accepter la vérité de son Histoire !! Pour classer dans la rubrique « les crimes contre l’humanité » les faits et gestes du Caudillo et de ses sbires afin de les rendre imprescriptibles et d’infirmer de non-conformité cette fameuse règle de 1977 !!
Parmi les crimes reconnus et dont on demande la réparation il y a celui-ci, plutôt incroyable : 30.000 enfants auraient été volés, arrachés à leurs parents, entre 1939 et 1969 !
Trente mille enfants arrachés à leurs mères républicaines dans les prisons pour être remis en adoption à des familles franquistes !! Il existe donc à Grenade, Séville, Valence, des citoyens qui ne connaissent pas leur racine ! Des êtres tout aussi déboussolés que des héritiers de femmes ayant accouché sous X !
Une odieuse machinerie qui s’ajoute à une liste de quelque 150.000 disparus dans les fosses communes… Un lourd bilan du franquisme que le juge Garzon veut mettre en lumière en dépit des menaces judiciaires qui pèsent sur ses épaules (une suspension de ses fonctions de 10 à 15 ans !)
Une pétition circule sur internet (site : http://www.medelu.org) pour soutenir le combat de ce Don Quichotte légaliste qu’accompagnent de brillants cerveaux de l’intelligentsia ibérique et, au tout premier chef, Almodovar le célèbre cinéaste.
En attendant Samaranch rejoindra-t-il Ferrat et Lorca au Paradis des poètes ou traînera-t-il ses guêtres dans les abysses infernales en compagnie d’un certain Franco ?
C’est une des questions que se pose la très catholique Espagne !
A moins que nos amis d’au-delà les Pyrénées ne se préoccupent davantage de leur avenir économique ! Ce mercredi, une agence de notation a abaissé d'un échelon la note attachée à la dette souveraine de l'Espagne, la ramenant à AA contre AA+ ! En d’autres termes cela signifie que les économistes considèrent l’Espagne moins solvable ! De là à pronostiquer une situation similaire à celle de la Grèce… Beaucoup font le pas !!
Ces mauvaises notations impliqueront des taux d’intérêts plus élevés pour les futurs emprunts contractés par Madrid ! On ne prête bien qu’aux riches !! Pour crédibiliser sa solvabilité l’Espagne va devoir réduire ses déficits publics et parler d’austérité !! La soupe à la grimace grecque !
Entre la chasse aux démons du passé et la crainte d’envisager l’avenir proche navigue l’Espagne.
Et pourtant que l’Espagne est belle ! Ses attraits touristiques demeurent intacts : l’appât est là !