Reims, le 13 novembre 2015, à la mi-journée, Christian, médecin
de son état n’a guère en vie de déboucher le champagne ! Il est plutôt
maussade en participant à une opération escargot pour s’opposer à la Ministre
de la Santé, Marisol Touraine.
Il n’en démord pas : la généralisation du
tiers-payant va compliquer la vie des médecins sous le prétexte qu’elle exonérera
le patient d’une avance d’argent pour payer une consultation de 23 € dont le
prix est demeuré inchangé depuis le 1° janvier 2011.
Oui, Christian l’a mauvaise. Il vient de téléphoner à son cousin
Rémi, urgentiste à Paris, pour savoir si la grève est suivie dans la capitale !
-
Ah, c’est toi cousin ! Vous faites l’escargot à Reims !
Ah ! Non le mouvement n’est pas programmé le même jour dans toute la France.
Pour Paris la manif’ est prévue le 15 novembre, si j’ai bien compris !
-
Ah, le Dimanche ! Moi je serai de repos ! Mais
peut-être que je viendrai à Paris ! On pourra manifester ensemble ?
-
Oui, ce serait sympa ! Bon écoute là on m’appelle aux
urgences ! Je te rappelle !
Rémi travaille consciencieusement en tentant d’évacuer le mauvais
sort qui s’acharne sur le monde de la Santé : tiers-payant, mise en place
de réseaux de soins qui permettront aux mutuelles de conclure des conventions
avec tel ou tel professionnel et donc de réduire le choix des patients. Il
fulmine intérieurement mais ne veut rien laisser paraître. Le serment d’Hippocrate
lui colle à la peau et s’insinue perpétuellement sous sa blouse blanche. Ce
soir, s’il a un peu de temps, il suivra le match amical France-Allemagne sur le
petit poste TV de la salle des transmissions. S’il a un peu de temps…
Il a juste une petite pensée pour Ludivine, sa petite sœur, l’allergique
du ballon rond ! Elle, sa passion, c’est le rock de garage, bien métallisé :
the Stooges, The Hives ou encore Eagles of Death Metal. C’est d’ailleurs ce
groupe qu’elle a décidé d’aller voir, ce soir, au Bataclan !
Sacrée Ludivine qui s’est fait larguer par son copain il y a deux
mois. Un drôle de type que Rémi n’a jamais trop bien senti. Un jour il a quitté
toute zone de contrôle. Ses parents, eux-mêmes, ignorent où il s’est échappé.
Ils craignent qu’il ne soit parti là-bas, en Syrie, faire le djihad, rejoindre
Daech. Ils n’ont pas de nouvelles. Ils ont cessé de vivre, suspendus au moindre
coup de téléphone, en toute inanité.
Ludivine a un grand pouvoir de résilience. Elle a beaucoup
pleuré mais la vie lui a redonné des ailes en la personne de Julien, un copain
de promo, qui écrit de jolis poèmes et tant pis s’il n’aime pas le son métallique
d’une guitare qu’on violente ! Il aime Mozart et Brahms en vertu des
longues écoutes d’un violoncelle larmoyant, magnifiquement caressé par l’archet
magique de sa mère, concertiste professionnelle.
Ludivine ira seule au Bataclan. Julien restera chez lui, réécoutera
la 3ème de Brahms, sous la baguette de Léonard Bernstein dirigeant le philharmonique de New York.
Il rejoindra le salon, à la fin du match, juste pour connaître
le score de cette joute amicale dont il n’a que faire. Il sera alors sous les propos
passionnés de son petit frère Lucas, relayés par son diable de père, supporter
invétéré du PSG.
Dans sa chambre Julien règle son casque. Brahms envahit l’espace
de volutes musicales, de beauté infinie.
Le 3ème mouvement ne cesse d’éblouir son âme, la
contemplation est à son paroxysme et c’est tout juste s’il entend frapper à sa
porte !
C’est son père ! Il semble paniqué ! Son visage est d’une
pâleur moribonde :
-
On vient de voir Hollande quitter le stade ! On a entendu
comme des pétards à proximité de l’enceinte ! On vient de parler d’une
attaque terroriste ! Et...le Bataclan serait sous la loi de preneurs d’otages !
Julien bondit, saute sur le téléphone, compose le numéro de
Ludivine. Il tombe sur le répondeur qui lui somme de laisser un message.
Angoisse ! Julien dévale les escaliers ! Dans le salon
le téléviseur diffuse une édition spéciale. Paris en état de siège. Des
policiers et des soldats partout, sur le qui-vive. On évoque le Bataclan !
François Hollande prend la parole. Le Président est particulièrement grave. Il
parle d’état d’urgence, de fermeture des frontières.
Julien sent des larmes incontrôlées qui dévalent de ses yeux
inondés. Une énorme boule phagocyte sa voix. Il tremble en tapotant le clavier
pour adresser un texto à celle qu’il aime. Son père le serre contre lui et
Lucas se glisse entre les deux hommes de sa vie, abattus, foudroyés par l’inexplicable
nouvelle.
Le téléphone sonne. Un éclair d’espoir pour Julien ! Non,
ce n’est pas Ludivine. C’est sa mère ! Oui, elle est au courant ! La
répétition a été suspendue et le concert de demain soir est fortement compromis !
Sa voix est hachée, empreinte d’émotion proche du sanglot. Elle
rappelle pour dire si le concert sera annulé.
Julien se dresse et quitte l’étreinte familiale. Il veut filer
au Bataclan ! Il veut savoir ! Son père le raisonne, lui dit que tout
le quartier est bouclé, qu’on ne peut rien faire que d’attendre, attendre,
prier, croire au miracle.
Le téléphone retentit à nouveau ! Julien se précipite sur
le combiné. C’est Rémi, le grand frère de Ludivine. Il ne parle pas de sa
petite sœur. Il ne sait rien ! Il vit dans l’angoisse d’autant plus
attisée qu’affluent, dans son service des cohortes de blessés, de mutilés, premières
victimes d’une boucherie nocturne qui n’a pas encore trouvé son épilogue. Il n’a
jamais vu une telle hécatombe et redoute la suite. Il demande si Ludivine a
appelé. Julien sent sa voix se briser en disant « non, toujours pas de
nouvelles ».
Rémi a raccroché, à son corps défendant. Il doit donner de sa
personne pour sauver le plus de vies possible. Mais son âme est habitée par le
visage de sa petite sœur. Difficile de déserter son poste pour courir vers la
salle de spectacle au seul motif de se rassurer. Il sait très bien que les
forces de l’ordre quadrillent le secteur et que l’assaut va être donné de façon
imminente.
Son portable s’allume. Il voit apparaître le prénom de sa petite
sœur. Elle est vivante !
-
Je…je…j’ai réussi à m’échapper…je…je suis vivante ! Je veux
te rassurer…Je viens de téléphoner à Julien ! Tout va bien mais....mais ;
mais je…
Elle fond en larmes, incapable d’en dire davantage. Rémi comprend. Il imagine la scène apocalyptique, le crépitement des armes, les hurlements, la panique entremêlée d’odeur de poudre et de sang jailli du cœur des innocents.
Ludivine est sauve. Il aurait presque envie de dire « c’est
le principal ! » mais il ne le peut pas ! Il sait qu’il ne peut
pas !
L’assaut vient de se terminer. Le Bataclan n’est plus qu’un
parterre de gisants, de jeunesse ensanglantée, de cadavres enchevêtrés par l’ignominie
d’une violence aveugle et insondable.
La journée de la gentillesse s’achève en tragédie sanguinaire.
Les chevaliers fous de l’apocalypse ont définitivement décrété
une guerre de longue haleine dont l’holocauste de Charlie n’était qu’un avatar de
préfiguration.
La nuit tombe sur Paris, ensevelissant nos rêves d’humanité, les
vibrations de cordes métalliques et le but de Gignac...
La nuit tombe sur Paris, constellée d’étoiles bleues qui
scintillent au gré des gyrophares. Le silence se déchire sous la cisaille des
sirènes de l’impossible détresse, au milieu de l’effroi.
La nuit tombe sur Paris. Ludivine a retrouvé Julien.
Ils se regardent leur avenir avec des yeux plus qu’incertains…